(Québec) Saileth Ramirez ne porte jamais de parfum. Heureusement, car son nez est bien trop précieux.
Depuis 14 ans, la résidante de Québec est jurée d’odeurs pour Investissement Québec – Centre de recherche industrielle du Québec (CRIQ), une société d’État qui aide les manufacturiers à s’améliorer et à innover.
Les sommeliers hument les vins. Les parfumeurs, les essences. Saileth Ramirez relève une tâche moins agréable : renifler des relents d’usines, de compost, d’égouts...
« J’aime sentir tout ce que je peux sentir, comme certains lisent tout ce qu’ils peuvent lire, raconte Mme Ramirez. Quand une chose brûle ou doit être jetée, c’est toujours moi qui la détecte. »
Grâce à son concours, ses collègues ingénieurs, biochimistes et techniciens peuvent mieux guider les entreprises. Car la Loi sur la qualité de l’environnement exige que leurs émissions nauséabondes ne portent pas atteinte « à la santé, au bien-être ou au confort de l’être humain ».
À Québec, plusieurs fois par année, Saileth Ramirez et les 11 autres jurés d’odeurs du CRIQ sentent des échantillons d’air vicié – prélevés, par exemple, à la sortie d’évents de cheminées. Ils notent à quel point leurs odeurs empestent.
Le CRIQ sait ainsi si les relents d’une industrie représentent une nuisance. Ou si les techniques mises en place pour les rendre moins nauséabonds fonctionnent.
La seconde mission de Mme Ramirez s’avère beaucoup plus complexe : œuvrer en symbiose avec un appareil sophistiqué 1 afin d’identifier quelles molécules chimiques précises sont responsables de la puanteur. Le CRIQ doit les connaître pour s’y attaquer efficacement.
Un échantillon d’air peut contenir plus de 2000 composés volatils différents.
« Mais à peine une demi-douzaine [de ces composés] se révéleront odorants. On mène un vrai travail de détective ! », souligne l’ingénieur chimiste Richard-François Caron, qui forme les jurés.
Dans le monde, dit-il, seule une poignée de laboratoires offrent un service aussi poussé.
Concentration extrême
La formation des jurés ressemble à un jeu, affirme Mme Ramirez, qui coordonne la banque d’information industrielle du CRIQ.
Elle hume ensuite des échantillons industriels. « On ne ne nous dit jamais d’où ça vient, pour ne pas nous influencer, alors on appréhende toujours que ça sente mauvais. »
« Une seule fois, une odeur d’égout vraiment intolérable m’a donné tellement mal au cœur que je suis restée marquée. Si jamais on sentait ça à côté d’une usine, ce serait un cas d’évacuation ! »
La première fois que la coordonnatrice a joué son deuxième rôle – qui consiste à flairer plus de 2000 composés en rafale, pour identifier lesquels sont malodorants –, elle a hyperventilé. « Quand des molécules sentent très peu, on inspire spontanément plus fort pour la capturer, mais ça envoie trop d’oxygène au cerveau ! »
Avec l’habitude, les jurés perdent ce réflexe. Mais l’exercice exige quand même une concentration extrême.
Pendant une heure, Saileth Ramirez doit décrire chaque odeur perçue, en prenant soin de préciser son intensité, même si elle s’évapore en cinq secondes.
« Quand plusieurs pics arrivent rapidement, le cerveau n’a pas le temps d’apposer un nom sur l’odeur. C’est un stress parce qu’on ne veut rien échapper. »
« Sur le coup, je dirai par exemple : “Ça sent le brûlé ou ça sent le pop-corn !” Quand je me réécoute une heure ou deux plus tard, la sensation physique me revient et je peux trouver les bons termes. L’expérience est assez intense pour rester gravée. »
C’est la zone du cerveau responsable des émotions et de la mémoire qui traite l’information olfactive, explique Richard-François Caron, en précisant que l’odorat fait intervenir au moins 1000 gènes. « C’est absolument énorme, s’exclame-t-il. Au moins 100 fois plus que pour la vue ou l’ouïe ! »
L’humain irremplaçable
Malgré l’existence de nez électroniques, munis de capteurs, les jurés demeurent irremplaçables. Car le nez humain perçoit certains effluves qu’aucun analyseur chimique ne repère.
« L’évolution a rendu nos cellules olfactives extrêmement sensibles pour qu’on ne mange pas d’aliments périmés et qu’on ne boive pas d’eau contaminée », explique M. Caron.
Le poisson défraîchi émet un composé puant – la triméthylamine – qu’on détecte en quantités infimes. « L’équivalent d’un trentième de goutte d’eau dans une piscine olympique suffit », illustre l’ingénieur.
Lorsqu’on range un flacon de triméthylamine à l’intérieur d’une deuxième bouteille, on n’a qu’à toucher cette deuxième bouteille pour que nos doigts sentent !
Richard-François Caron, ingénieur chimiste
Pour compliquer le tout, les odeurs stimulent nos cellules d’une manière scientifiquement mystérieuse. Souvent, elles se masquent ou s’exacerbent mutuellement. Aucun appareil ne peut donc traduire nos sensations. Ce qui ne signifie pas que la machine humaine se montre infaillible. Tous les individus ne possèdent pas un odorat sensible. Et 1000 facteurs peuvent l’altérer.
Un rhume réduit notre flair pendant plusieurs semaines. Peinturer, fumer ou boire du café diminuent aussi nos capacités.
Le nez s’habitue par ailleurs aux émanations constantes, qui créent une accoutumance, ajoute M. Caron. « Parfois, les gens qui travaillent dans une industrie ne les sentent plus, mais les voisins, oui. »
À l’inverse, des études ont montré qu’être exposé à la puanteur de manière récurrente, mais imprévisible peut nous marquer au point de nous y rendre hypersensibles. On la détecte alors à des concentrations plus faibles. D’après d’autres recherches, le développement de ce genre de superpouvoir est même observable dans le cerveau.
Ce phénomène explique peut-être en partie pourquoi le voisinage de certaines industries trouve leurs émanations de plus en plus insupportables.
Reconnaître 1000 milliards d’odeurs
Pour obtenir des résultats fiables – malgré ces immenses variations –, le CRIQ ne s’en remet jamais à un seul juré. Richard-François Caron entraîne annuellement une douzaine de collègues, sélectionnés avec soin.
L’ingénieur chimiste teste leurs capacités en leur faisant sentir différentes concentrations de n-butanol, une sorte d’alcool. « On cherche des gens représentatifs de la population, qui ont un odorat stable, ni trop fin ni trop mauvais. »
Les jurés reniflent ensuite le contenu de flacons pour apprendre à bien étiqueter les odeurs. Semblent-elles fruitées ? Soufrées (comme celles de la moufette et de l’ail) ? Ammoniacales (comme celles de l’urine ou des crevettes) ?
« On doit acquérir un vocabulaire uniforme pour objectiver la chose, parce que chacun a des expériences différentes », expose M. Caron.
Saleith Ramirez peut en témoigner.
Je ne tolère pas les produits de nettoyage qui sentent l’orange, parce qu’au Venezuela, où je suis née, c’est ce que ça sent quand on reste coincé derrière un camion de vidanges !
Saleith Ramirez
Les jurés apprennent très vite, rapporte M. Caron. « Une personne distingue typiquement de 200 à 300 odeurs, mais les gens formés peuvent rapidement en reconnaître 10 ou 100 fois plus. »
À en croire une étude publiée en 2014 dans le magazine Science, l’humain pourrait en théorie discerner jusqu’à 1000 milliards de substances aromatiques 2.
L’histoire ne dit pas si ce serait une merveilleuse chance ou une calamité.
1. Appareil de chromatographie gazeuse avec spectromètre de masse et muni d’un port olfactif
2. « Human can discriminate more than 1 trillion olfactory stimuli », Science, 2014
Trop proches pour être bien
« Les problèmes d’émissions atmosphériques et d’odeurs sont ceux qui génèrent le plus de demandes d’accompagnement en matière de performance environnementale », observe Nicolas Turgeon, qui dirige le service de performance environnementale du CRIQ.
Avec l’étalement urbain, les maisons se rapprochent des usines et des fermes. En prime, certaines industries grossissent et produisent plus d’émissions nauséabondes.
Certaines – comme les sites d’enfouissement – mettent sur pied des « équipes de flairage », qui doivent traquer la puanteur en effectuant des tournées. C’est parfois une exigence du ministère de l’Environnement, indique Denis Choinière, propriétaire de Consumaj, qui mesure entre autres la concentration d’odeurs dans l’air et propose des solutions aux pollueurs.
Les réseaux sociaux ont changé la donne, observe de son côté le propriétaire de Bioservice, François Perron, également expert en nuisances olfactives.
« Avant, les plaintes d’odeurs n’aboutissaient à rien, dit-il. Aujourd’hui, elles sont “likées” et font boule de neige rapidement. »
Cannabis et pollen
Certains problèmes d’odeurs sont typiques. D’autres, radicalement nouveaux.
Légale ou pas, l’industrie du cannabis dérange maintenant le voisinage. « La période de floraison est très intensive et les poussières et le pollen transportent les odeurs », expose Nicolas Turgeon, qui dirige le service de performance environnementale du CRIQ.
De plus, les plants ne sentent pas tous aussi fort, ni la même chose, et peuvent chacun receler quelque 250 composés odoriférants.
Le CRIQ n’a pas encore planché sur ce problème, mais rencontre souvent des situations uniques, précise le biochimiste Alexandre Pilote, spécialiste en contrôle des émissions. « On doit donc innover sans cesse. Ça passe par des essais sur le terrain, des prototypes à petite échelle, dit-il. Ensuite, on implante la technologie et on réalise des suivis. »
Mettre un procédé au point requiert quelques mois, parfois quelques années. Les grandes industries, qui débitent beaucoup d’odeurs, doivent investir des millions pour les atténuer suffisamment.
Bactéries mangeuses d’odeurs
Idéalement, on essaie de ne plus produire d’odeur, précise le biochimiste Alexandre Pilote. Ce qui se révèle parfois possible en changeant le pH d’une solution, illustre-t-il.
Autrement, on doit traiter et désodoriser. On peut incinérer l’air sale. Le laver avec des produits chimiques qui capturent les effluves. Ou utiliser des micro-organismes, qui suppriment la puanteur en digérant les molécules qui la causent.
L’air pollué est parfois canalisé jusqu’à un biofiltre, qui peut occuper autant d’espace qu’un terrain de football.
« On utilise parfois des huiles essentielles, ajoute François Perron, de Bioservice. La menthe poivrée neutralise le sulfure d’hydrogène, qui cause l’odeur [de putréfaction] qu’on retrouve tout le temps. »
Comment mesurer la concentration d’une odeur
- Des échantillons d’air vicié sont prélevés dans des sacs inodores, directement à la sortie d’une cheminée d’usine – ou à tout autre endroit malodorant.
- Les spécimens sont dilués avec de l’air ultra-propre dans un « olfactomètre ». Plus on ajoute d’air propre, moins la senteur sera perceptible, et vice versa.
- Les jurés s’assoient devant les ports olfactifs de l’appareil pour renifler les différents échantillons. Certains mélanges sont assez concentrés pour que tous les jurés repèrent l’odeur. D’autres le sont si peu qu’aucun juré n’y parviendra.
- On cherche une valeur de référence appelée « seuil de perception olfactive » – atteinte lorsque 50 % des jurés détectent une odeur, alors que les autres ne sentent rien. Par convention, on considère que ce seuil correspond à une unité d’odeur par mètre cube.
- À partir de cette valeur, des logiciels peuvent modéliser la dispersion atmosphérique des composés odorants dans le voisinage (en fonction de la hauteur des bâtiments, de la météo, etc.) et déterminer s’il s’agit de nuisances.
Comment identifier les composés chimiques malodorants
- Un appareil sépare d’abord les composés chimiques les uns des autres grâce à une méthode appelée chromatographie en phase gazeuse. Il les envoie ensuite simultanément dans deux canaux.
- Le premier canal conduit au spectromètre de masse, qui, grosso modo, identifie chimiquement chaque composé en fonction de sa masse.
- Le second canal mène à un port de détection olfactive, servant à renifler. Dès que le juré perçoit une odeur, il transmet un signal à l’appareil et la décrit en même temps à voix haute, dans un microphone. Il se réécoute ensuite pour compléter ses notes.
- Superposer les réponses du spectromètre et du juré permet de découvrir quelle substance chimique sent quoi.
- Les jurés discernent parfois l’odeur de composés dont le spectromètre n’avait pas repéré la présence.
Quelques repères
La concentration d’une odeur se mesure en unités d’odeur par mètre cube d’air. Des règlements déterminent la limite à ne pas dépasser.
1 unité d’odeur par mètre cube d’air
Seuil officiel de perception d’une odeur (par la moitié de la population, alors que l’autre moitié ne la détecte pas)
10 unités d’odeur
Nuisance
5000 unités d’odeur
Exemple de concentration d’un échantillon prélevé à une cheminée d’industrie
5 ou 10 unités d’odeur
Exemple de concentration d’odeur à la limite du terrain d’une industrie, car avec la dispersion atmosphérique, elle se trouve très diluée
De 200 000 à 1 million d’unités d’odeur
Niveau de concentration d’odeur d’un biogaz sortant d’un site d’enfouissement
Les détectives d'odeurs | La Presse - La Presse
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