Après les baby-boomers, la génération X, les millénariaux et les Z, voilà que débarque la génération alpha. Catégoriser et percer le mystère des générations est une source sans fin de discussions passionnées, qui génèrent également des tensions entre universitaires, qui affirment que ces appellations n’ont pas de signification, et consultants, qui en font une industrie lucrative.
« Ah non, pas encore une nouvelle étiquette ! » se diront spontanément certains lecteurs. La génération dite alpha concerne cette fois-ci les enfants nés entre 2010 et 2024 inclusivement. Nommer les groupes d’âges est un phénomène qui s’est fortement implanté dans la culture populaire depuis les baby-boomers, et les étiquettes se renouvellent sur une période cyclique de 15 ans.
Une division avec des catégories somme toute arbitraires, qui peut entraîner comme dérives une généralisation à outrance, des réflexions stéréotypées et une tendance à trop homogénéiser, affirment plusieurs experts consultés par Le Devoir. Mais qui, pour certains, reste néanmoins à surveiller.
Mark McCrindle, un consultant et chercheur australien en sciences sociales qui dirige une firme-conseil, et qui se décrit notamment comme un futuriste, est considéré comme le « père » du terme « génération alpha », qu’il aurait créé il y a une quinzaine d’années. Le mot « alpha » fait référence à la lettre grecque, explique dans un échange de courriels avec Le Devoir Ashley Fell, directrice-conseil de la firme McCrindle et coautrice avec le chercheur australien d’un livre sur le sujet.
Le nom a été testé avec d’autres dans un sondage. Parmi les suggestions des répondants, l’appellation « génération A » revenait souvent, étant donné que génération Z renvoie à la dernière lettre de l’alphabet. Mais l’alphabet grec plutôt que latin a finalement été retenu pour symboliser « le début de quelque chose de nouveau », une génération qui grandit dans une « nouvelle ère d’intégration technologique ».
« Retourner au début [de l’alphabet latin] ne semblait pas approprié, parce que la génération alpha représente une toute nouvelle génération, qui est entièrement née au cours d’un nouveau siècle, soutient Ashley Fell. Alors que les générations précédentes ont été façonnées par la technologie, nous considérons que la génération alpha est distinctement visuelle, mondiale, mobile et virtuelle. »
Des tendances qui s’amplifient
Les jeunes de la génération alpha naissent dans une marée d’écrans, avec des réseaux sociaux facilement accessibles, et dans un monde façonné par la pandémie. Il est toutefois difficile à l’heure actuelle de dégager des caractéristiques coulées dans le béton pour décrire cette cohorte précise, parce qu’elle est encore jeune et qu’il n’y a pas encore de bonne base comparative, croit de son côté Dan Woodman, professeur en sociologie à l’Université de Melbourne, qui étudie la jeunesse et les générations.
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Il met en garde contre la tendance à vouloir trop homogénéiser, mais pense tout de même qu’il y a des éléments à surveiller à mesure que ces jeunes grandiront. « Il s’agit de la troisième génération à être considérée comme native du numérique. Dans un certain sens, elle l’est vraiment, dit-il. Ces jeunes vont grandir avec une socialisation hybride en ligne et hors ligne, et ce, dès un très jeune âge, et on peut s’interroger sur les effets [qu’aura cette socialisation hybride] ».
Des tendances que le chercheur note dans d’autres groupes d’âges pourraient s’accentuer. « Ces jeunes sont susceptibles d’étudier plus longtemps, de vivre à la maison avec leur famille plus longtemps, et leurs carrières pourraient être plus longues et plus complexes », dit-il.
Il souligne toutefois que des attitudes pourraient être liées à l’âge des personnes, ou à un phénomène ponctuel, plutôt que de constituer un trait de génération.
Nommer les générations peut être une industrie lucrative pour les conférenciers, les consultants et les firmes de marketing, propulsés par l’amour que les gens portent à ces sujets. Sur les réseaux sociaux, impossible de passer une journée sans voir une vidéo ou une image qui vise une génération avec un trait d’esprit venant appuyer des perceptions. D’autres n’en peuvent plus, « des jeunes d’aujourd’hui » ou de leurs aînés, dans la continuité d’une tradition millénaire.
Trouver un nom à la génération alpha a été très rapide, note Dan Woodman. « Personne ne parlait de la génération Y [les millénariaux] quand ils avaient cinq ans, dit-il, notant un phénomène nouveau. Si ton nom, celui de ta compagnie ou le titre de ton livre devient associé au nom de cette génération parce que tu l’as trouvé, tu peux aller loin. Et je pense que c’est pour ça qu’avec la génération alpha, lui trouver un nom et parler d’elle en termes générationnels a été rapide. »
Devenir « l’autorité » pour parler d’une génération peut valoir son pesant d’or. « Si vous allez à une conférence marketing ou vers une grosse entreprise et que vous leur dites qu’il y a cette cohorte de nouvelles personnes qui leur est complètement étrangère, qu’elles ne comprennent pas, mais que vous, oui, et que vous pouvez leur dire comment ces personnes sont, lance-t-il… C’est un élément clé pour vendre un produit, en disant aux gens qu’ils sont dans le pétrin s’ils ne les comprennent pas. »
Fronde contre les étiquettes
Les sociologues et les démographes que Le Devoir a contactés dans différentes universités du Québec affirment qu’il n’y a pas d’assises scientifiques à l’idée de changement de génération tous les 15 ans et qu’ils n’utilisent pas les appellations comme base dans leurs travaux.
À l’exception des baby-boomers, un groupe défini par un événement historique et démographique, « ces appellations ne renvoient à rien de spécifique et sont moins significatives que la simple référence à l’année de naissance des personnes concernées », pense de son côté Sarah Brauner-Otto, directrice du Centre sur la dynamique des populations à l’Université McGill.
Aux États-Unis, des dizaines de démographes et de chercheurs en sciences sociales ont mené une fronde pour demander au réputé centre de recherche Pew Research de laisser tomber ces étiquettes, les jugeant sans signification.
« Nous sommes arrivés à un point où le fossé s’est creusé et où c’est devenu une source de friction de plus en plus importante, explique au Devoir Philip N. Cohen, professeur de sociologie à l’Université du Maryland. Nous n’utilisons pas ces catégories dans nos recherches et, pourtant, les médias ne cessent d’en parler. »
Il accuse les consultants de « vendre des stéréotypes ». « Ce sont des façons de simplifier la société qui ne sont pas sans rapport avec la réalité. On commence donc à les emballer, et cela peut sembler raisonnable, mais ce n’est pas de la bonne science, affirme le chercheur. Certaines choses sont des effets périodiques : tout le monde est exposé aux médias sociaux et à la technologie mobile, quel que soit l’âge. »
Le centre Pew Research a pris acte du nombre grandissant de critiques et, en mai dernier, a reconnu dans une publication que la recherche sur les générations avait « été inondée de contenus qui sont souvent vendus comme des recherches, mais qui s’apparentent davantage à du clickbait, ou à de la mythologie marketing ».
« Nous ne procéderons à des analyses générationnelles que lorsque nous disposerons de données historiques nous permettant de comparer des générations à des stades de vie similaires », écrit le Pew Research.
De son côté, Ashley Fell, de la firme McCrindle, réplique que, s’il est vrai que l’analyse générationnelle est utilisée en marketing, ce travail permet de comprendre les différences. Elle se défend de propager des stéréotypes. « Il est essentiel d’apprécier les histoires, les événements et les expériences qui ont façonné chaque génération, et en particulier la génération alpha, afin de permettre aux parents, aux éducateurs et aux dirigeants de s’adapter efficacement à l’évolution de la société », affirme-t-elle.
À voir en vidéo
La génération alpha: Quoi, encore une nouvelle génération ? - Le Devoir
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